## Bottrop Malgré les vêtements légers il semble qu'il pourrait geler ; un vent passe dans l'air trop grand, surfaces en plan, horizontales, mal délimitées ; Anna retient les deux pans de sa veste l'un contre l'autre fermés et écoute Heinrich, il tourne avec elle lentement autour de sa maison et de son histoire qu'elle écoute ; et l'histoire dure longtemps car elle part du père d'Heinrich, et des tulipes que son père mort à Stalingrad avait plantées ; *maintenant c'est moi qui m'en occupe* Son père mort Sa femme partie (avec l'amant) *on sentait si bien qu'ils étaient attirés l'un par l'autre comme le fer par l'aimant* Son ami chassé *c'était un ennemi de l'État ils ont dit* Heinrich seul avec sa maison, sa mère et sa fille *alors je me sens parfois un peu seul surtout que mon meilleur ami Hans lui est parti d'Allemagne* Et l'histoire dure longtemps car Heinrich enchevêtre les saisons *sans que l'on ait envie l'un de l'autre mais c'était pas grave* ils tournent autour d'un microscopaysage *c'est ici que j'habite* microcosmique et intime *elle m'enroulait de son corps et c'était tellement apaisant d'être mêlé à elle à son parfum* La voix d'Heinrich serpente, traverse, voix qui boitille et emporte en même temps, inventant une mesure qui se suspend parfois en des endroits inattendus, dévoilant par là des détails mais surtout masquant de larges pans ; repartant peinant à le rejoindre, ce point d'équilibre qu'il cherche à réinventer peut-être avec Anna, dont il ne comprend pas la distance ; Avec sa manière de raconter par ruptures, les blancs dans sa parole qui cherche *tout avait l'air si calme* ou d'enchaîner au contraire *comme c'est elle qui est partie j'ai pu garder l'enfant j'ai été triste un moment et puis c'est passé* Mais Anna n'aime pas les fleurs Ni ce qui ressemble à la banlieue *il n'y avait jamais de heurts jamais de cris* elle est presque déjà partie tout autour passent les camions alors pourquoi reste-t-elle, accepte-t-elle bientôt ils rentreront dans la maison noire d'Heinrich pour un moment-masqué *c'était un ennemi de l'État* *ils ont dit* Heinrich semble avoir tout perdu mis à part ce qui le contraint à tenir *moi j'habite là avec ma mère et ma petite fille* il est déserté et occupé par la présence de son ami *quelqu'un l'a dénoncé* son double chassé d'Allemagne *on respirait le même air, on aimait les mêmes musiques Haendel et Mozart* *on connaissait Don Juan par cœur* *on le chantait en duo on faisait tous les rôles* qu'est-ce qu'il y a de plus beau que la musique *On se connaissait ah je peux bien le dire depuis toujours* Les pointillés distendus de toute son existence dessinent sa silhouette d'homme fragile qui a perdu la voix de son ami *ah il avait une si belle voix mais parfois il devenait mélancolique et même je peux le dire désespéré c'était peut-être cela qu'ils appellent un ennemi de l'État* tenant son manteau sur le bras ne dissimulant rien révélé par Anna n'ayant besoin de parler homme en ruine dans l'Allemagne reconstruite *mais enfin vous savez Anna dans les années 20 en Allemagne il y avait des communistes* *et puis il y a eu 33* *du travail pour tous* *une plus grande et plus belle Allemagne* *ils disaient* Heinrich parfois si résigné que son regard en est oblique et comme percé, ouvert à cette grande tristesse qui peut s'offrir d'un sourire avant de tout engloutir *et puis il y a eu la guerre et un jour ça a été la fin de la guerre* des mots sur lesquels sans qu'on s'y attende Heinrich s'arrête, ménageant des à-pic et des dépressions avec sa voix qui en l'énonçant tente de tirer des traits sur le passé quelque chose ainsi d'indécidable, le sceau d'un doute sur lequel passe sans discontinuer le bruit recouvrant de la circulation autour de la maison, incessante, habitant les pauses des paroles et condamnant le silence, l'accord *et il y a eu la paix* *et un jour mon ami a perdu son travail et moi j'ai perdu mon ami un homme si bon* *qu'est-ce qu'ils ont fait de mon pays je me demande ce qu'on va devenir* Anna répondant un *oui* sonnant comme un espoir pour Heinrich qui très vite entre ses bras la prend et la relâche enlacement trop court mais pourtant si solide *entrons maintenant ils nous attendent*, ce geste de l'invite, si simple, dépouillé après sa confession, laissant là le jardin nu, ses tulipes encore sous terre en cette saison pâle ; l'homme sonnant à sa propre porte, Anna suivant derrière, hésitante, peut-être prête à chanceler aux pleurs retenus de l'homme. \* maintenant les choses se décident après les moments terribles des faux espoirs, irrésolution condamnée, appel de l'horizontal ; Heinrich et Anna se tiennent de l'autre côté, du point de vue de la maison que l'une va quitter et où l'autre va rester, figures vers un lointain qu'Anna va regagner sans équivoque, lointain dont on distingue la confusion déjà derrière eux Heinrich parle sur le mode d'un présent sans espoir, pour Anna il appartient au passé déjà, elle-même déjà dans son propre futur immédiat ; Heinrich se dévoilant avec précaution *Ma mère vous aime déjà ma petite fille aussi vous aime déjà toute la famille vous aime déjà* à laquelle Anna oppose un seul mot un *— Non* ferme quand il tend la main pour joindre le geste à sa parole elle, ne voulant rien moins que feindre au loin au bord une forme comme un moulin à vent entre leurs silhouettes se faisant face se tient, dans la profondeur gommée du fond du jardin, entre leurs ventres même, une petite remise, comme une maison entre eux deux ; on croirait que ce petit abri est maintenu par leurs présences, l'un en face de l'autre, mais Anna se détourne est tout est déséquilibré, Heinrich doit tout porter seul ; il parle d'amour maladroitement, comme s'il ne comprenait pas qu'elle doit s'en aller, le laisser seul, comme il dit \* désespoir à la mesure de ce que fut son espoir ; il la regarde partir le long de l'allée, puis enfin, ramène son visage du plus lointain au plus proche, vers son propre corps, camp, vers le sol. Dans le fond déjà un train, dont le son se fait plus distinct que celui de la circulation anonyme ; Anna a quitté le perron de briques en deux mouvements saccadés décomposés ; elle quitte le champ pour gagner le fil de plomb renversé de l'horizon. \>> [**Gare de Cologne**](anna_silver_11.md)