## Les survivants
Sans cesse non pas se cogner contre les vitres, mais quand même Tenter d'y voir plus loin
ultra larges baies solitudes dernières silhouettes d'immeubles à peine tracées
Cette fois l'impression qu'ils sont les seuls au monde, suspendus dans l'hôtel moderne (aux fenêtres qu'on ne peut plus ouvrir)
Anna décrit pour Daniel ce qu'elle voit par la fenêtre, rien d'autres que des voitures ; puis il la rejoint, chacun des regards ne se recoupant pas ; d'ailleurs ils ne regardent pas par la fenêtre mais font seulement mine ;
elle est trop fatiguée pour dire autre chose que *oui* souvent, il n'a pas la tête à percer des secrets ;
il caresse les fesses d'Anna d'un geste las, longuement ; Anna rattrape sa main qu'elle arrête avec la sienne et s'affaisse sur son épaule
elle veut se laver — il semble trouver que c'est superflu ; comme elle y va il se résigne, enlève son imperméable, condamné ; il reste un moment à la fenêtre les bras ballants, dans l'abandon ;
le temps passe différemment, comme décanté, à l'abri du monde
il reste seul, pour la première fois Anna est absente, un peu éloignée de l'action ;
alors il commence à faire le récit ses drames le mal qu'il a de plus en plus à faire semblant, à assumer son rôle d'homme qui compte
*j'ai failli donner ma démission trois fois cette semaine* *on se bat vraiment contre des moulins à vent*
avec Anna il n'a pas besoin de simulacre ni de se retenir de compter ses mots
*et puis à quoi bon* *on naît on mange on boit on baise quand on peut*
*on meurt*
il est face à la fenêtre et détaille, parlant à voix haute alors que personne pour l'entendre ;
*j'ai vu un avion*
et puis Anna est de retour, à la fenêtre, mains dans les poches de son peignoir blanc
le téléphone sonne, ce n'est que pour demander l'heure souhaitée pour le petit-déjeuner ; sonnerie violente, répétée, bruit du combiné aussi qu'il décroche avec force *pendant un moment j'ai eu peur qu'ils m'aient trouvé*
on a senti l'angoisse dans sa réponse à l'interlocuteur invisible, puis le soulagement tout de suite évaporé, reparti
*tu sais bien qu'on n'influence pas le cours des choses* *on est pris par le mouvement le mouvement vous entraîne*
Anna, maintenant dos à la fenêtre se retourne vers Daniel et l'écoute, saisie par cette dernière phrase ; elle se retourne lentement comme magnétisée, pointe d'attention dans son regard, toute sa vie concentrée sur cette visée, et les mots qui l'ont suscitée (dans l'œil d'Anna l'idée qui passe d'une révélation)
*tu sais Anne* *parfois je me dis que je devrais arrêter de payer mon loyer mon téléphone et* *et puis disparaître*
déterminé dans son désespoir Daniel assis au bord du lit qu'on ne le verra plus quitter
*je peux pas m'arrêter de travailler* *quand je m'arrête un jour, le dimanche par exemple je suis pris de vertiges*
présent permanent de la catastrophe
*et puis en même temps je me dis qu'il faut faire quelque chose pour que ça aille mieux* *enfin une vie meilleure et tout ça*
*et quand je me demande ce que serait une vie meilleure pour moi par exemple je n'arrive même pas à me le dire à me l'imaginer tu te rends compte*
de nouveau de sa voix plus basse raconte le chaos d'un ton limpide *et puis tu sais j'ai l'impression que tout ira de plus en plus mal* *que le prix du miel, et du lait enfin le prix du bonheur sera si élevé qu'il va se passer quelque chose* *peut pas continuer comme ça* *je me dis ça tout le temps*
s'éraille un peu *ça me prend surtout quand je me rase* *le petit bruit de rasoir, on n'arrive à ne plus penser qu'à ça* *les idées peuvent s'envoler tout va très vite* s'enfonce *il va se passer quelque chose, et ce sera bien*
Le visage trouve d'instinct le chemin de la paume de la main *ah j'ai l'impression que je sais plus ce que je dis* la voix s'emporte *OUI CE SERA BIEN*
puis se calme, s'élève à la hauteur d'un songe *Et les gens pourront* *pourront écouter de la musique par exemple*
*qu'est-ce qu'il y a de plus beau que la musique*
*une voix de femme*
*On sait pas d'où ça sort une voix de femme*
*Tu veux bien me chanter quelque chose ?*
Anna lui chante une chanson, en entier, très lentement, s'avançant un peu (chanson d'une chambre à louer, de décor banal au cœur de la ville)
Et quand elle a fini elle va s'asseoir sur le bord du lit vers Daniel apaisé pour un temps trop court le temps indivisible de cette chanson
*C'est très beau* *— oui* dit-elle comme rassurée et hors d'elle-même
Daniel continue de descendre, il s'allonge complètement sur le lit *Voilà* soupir de Daniel comme la vraie conclusion du chant *Bientôt on va faire l'amour* *Et puis demain.* *Et tu m'auras encore plus donné le goût de toi*
*— Oui mais de toute façon demain à huit heures trente tu seras au travail* *— Oui,* il cherche la main d'Anna, qu'il extrait de la poche *il nous reste six heures et demie*
*— C'est peu,* *et si on ne bougeait pas*
foule de choses trop infimes, détails qu'on ne peut pas dire
*— Mets-toi au moins sur moi* l'attirant par l'avant-bras
Anna passe de l'autre côté du lit et fait glisser son peignoir se couche sur Daniel encore habillé.
Ils ne bougent pas
Le visage d'Anna disparaît entre le cou et l'épaule de Daniel
Mais lui a l'air de se noyer, il respire mal Anna se rend compte de son malaise
*— Mais tu trembles* *— je me sens pas très bien tout à coup*
Anna toujours l'étreignant d'un mouvement de bassin se lance vers lui Il la tient par la taille comme un bois flotté, comme une preuve quand même, une raison qui ne se déroberait pas *ne bouge pas*
ils ne bougent pas plus rien ne bouge
*— tu frissonnes tu as de la fièvre*
*attends je reviens*
Anna se soulève du corps meurtri de Daniel, comme un animal laisse son petit, ou sa proie.
\>> [**Anna est faite de la nuit**](anna_silver_24.md)